Claude Monet
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UNIVERSITE LINGUISTIQUE D’ETAT DE MINSK
CHAIRE DE LA PHONETIQUE FRANCAISE
CLAUDE MONET
Par etudiant du groupe № 209
du faculte de francais
Joukov Vladimir
Pris par :
Primak P. I.
MINSK 2001
| |Claude Monet par lui-mкme |
| |En 1900, Monet a atteint la gloire. A |
| |l'occasion d'une exposition parisienne un |
| |journaliste du Temps, Thiйbault-Sisson, lui |
| |fait raconter sa vie. Le 26 novembre 1900 le |
| |journal Le Temps publie donc cette |
| |autobiographie oщ Monet bвtit lui-mкme sa |
| |lйgende. Le texte, savoureux et volontiers |
| |anecdotique, n'est pas forcйment le reflet |
| |fidиle de la rйalitй... |
Mon histoire
Je suis un Parisien de Paris. J'y suis nй, en 1840, sous le bon roi Louis-
Philippe, dans un milieu tout d'affaires oщ l'on affichait un dйdain
mйprisant pour les arts. Mais ma jeunesse s'est йcoulйe au Havre, oщ mon
pиre s'йtait installй, vers 1845, pour suivre ses intйrкts de plus prиs, et
cette jeunesse a йtй essentiellement vagabonde. J'йtais un indisciplinй de
naissance ; on n'a jamais pu me plier, mкme dans ma petite enfance, а une
rиgle. C'est chez moi que j'ai appris le peu que je sais. Le collиge m'a
toujours fait l'effet d'une prison, et je n'ai jamais pu me rйsoudre а y
vivre, mкme quatre heures par jour, quand le soleil йtait invitant, la mer
belle, et qu'il faisait si bon courir sur les falaises, au grand air, ou
barboter dans l'eau.
Jusqu'а quatorze ou quinze ans, j'ai vйcu, au grand dйsespoir de mon pиre, cette vie assez irrйguliиre, mais trиs saine. Entre temps, j'avais appris
tant bien que mal mes quatre rиgles, avec un soupзon d'orthographe. Mes
йtudes se sont bornйes lа. Elles n'ont pas йtй trop pйnibles, car elles
s'entremкlaient pour moi de distractions. J'enguirlandais la marge de mes
livres, je dйcorais le papier bleu de mes cahiers d'ornements ultra-
fantaisistes, et j' y reprйsentais, de la faзon la plus irrйvйrencieuse, en
les dйformant le plus possible, la face ou le profil de mes maоtres.
Je devins vite, а ce jeu, d'une belle force. A quinze ans, j'йtais connu de
tout Le Havre comme caricaturiste. Ma rйputation йtait mкme si bien йtablie
qu'on me sollicitait platement de tous cфtйs, pour avoir des portraits-
charge. L'abondance des commandes, l'insuffisance aussi des subsides que me
fournissait la gйnйrositй maternelle m'inspirиrent une rйsolution
audacieuse et qui scandalisa, bien entendu, ma famille : je me fis payer
mes portraits. Suivant la tкte des gens, je les taxais а dix ou vingt
francs pour leur charge, et le procйdй me rйussit а merveille. En un mois
ma clientиle eut doublй. Je pus adopter le prix unique de vingt francs sans
ralentir en rien les commandes. Si j'avais continuй, je serais aujourd'hui
millionnaire.
La considйration, par ces moyens, m'йtant venue, je fus un personnage, bientфt, dans la ville. A la devanture du seul et unique encadreur qui fit
ses frais au Havre, mes caricatures, insolemment, s'йtalaient а cinq ou six
de front, dans des baguettes d'or, sou un verre, comme des oeuvres
hautement artistiques, et quand je voyais, devant elles, les badauds en
admiration s'attrouper, crie, en les montrant du doigt, - C'est un tel ! -
j'en crevais d'orgueil dans ma peau.
Il y avait bien une ombre а ce tableau. Dans la mкme vitrine, souvent, juste au-dessus de mes produits, je voyais accrochйes des marines que je
trouvais, comme la plupart des Havrais, dйgoыtantes. Et j'йtais, dans mon
for intйrieur, trиs vexй d'avoir а subir ce contact, et je ne tarissais pas
en imprйcations contre l'idiot qui, se croyant un artiste, avait eu
le toupet de les signer, contre ce "salaud" de Boudin. Pour mes yeux, habituйs aux marines de Gudin, aux colorations arbitraires, aux notes
fausses et aux arrangements fantaisistes des peintres а la mode, les
petites compositions si sincиres de Boudin, ses petits personnages si
justes, ses bateaux si bien grййs, son ciel et ses eaux si
exacts,uniquement dessinйs et peints d'aprиs nature, n'avaient rien
d'artistique, et la fidйlitй m'en paraissait plus que suspecte. Aussi sa
peinture m'inspirait-elle une aversion effroyable, et, sans connaоtre
l'homme, je l'avais pris en grippe. Souvent l'encadreur me disait : "Vous
devriez faire la connaissance de Monsieur Boudin. Quoi qu'on dise de lui, voyez-vous, il connaоt son mйtier. Il l'a йtudiй а Paris, dans les ateliers
de l'йcole des Beaux-Arts. Il pourrait vous donner de bons conseils".
Et je rйsistais, je faisais mon faraud. Que pourrait bien m'apprendre un
bonhomme aussi ridicule ?
Un jour vint pourtant, jour fatal, oщ le hasard me mit en prйsence de
Boudin, malgrй moi. Il йtait dans le fond de la boutique ; je ne m'йtais
pas aperзu de sa prйsence, et j'entrai. L'encadreur prend la balle au bond
et, sans me demander mon avis, me prйsente : "Voyez donc, Monsieur Boudin, c'est ce jeune homme qui a tant de talent pour la charge !" Et Boudin, immйdiatement, venait а moi, me complimentait gentiment de sa voix douce, me disait : "Je les regarde toujours avec plaisir, vos croquis ; c'est
amusant, c'est leste, c'est enlevй. Vous кtes douй, зa se voit tout de
suite. Mais vous n'allez pas, j'espиre, en rester lа. C'est trиs bien pour
un dйbut, mais vous ne tarderez pas а en avoir assez, de la charge.
Etudiez, apprenez а voir et а peindre, dessinez, faites du paysage. C'est
si beau, la mer et les ciels, les bкtes, les gens et les arbres tels que la
nature les a faits, avec leur caractиre, leur vraie maniиre d'кtre, dans la
lumiиre, dans l'air, tels qu'ils sont".
Mais les exhortations de Boudin ne mordaient pas. L'homme, tout compte
fait, me plaisait. Il йtait convaincu, sincиre, je le sentais, mais je ne
digйrais pas sa peinture, et, quand il m'offrait d'aller dessiner avec lui
en pleins champs, je trouvais toujours un prйtexte pour refuser poliment.
L'йtй vint ; j'йtais libre, а peu prиs, de mon temps ; je n'avais pas de
raison valable а donner ; je m'exйcutai de guerre lasse. Et Boudin, avec
une inйpuisable bontй, entreprit mon йducation. Mes yeux, а la longue, s'ouvrirent, et je compris vraiment la nature ; j'appris en mкme temps а
l'aimer. Je l'analysai au crayon dans ses formes, je l'йtudiai dans ses
colorations. Six mois aprиs, en dйpit des objurgations de ma mиre, qui
commenзait а s'inquiйter sйrieusement de mes frйquentations et qui me
voyait perdu dans la sociйtй d'un homme aussi mal notй que Boudin, je
dйclarai tout net а mon pиre que je voulais me faire peintre, et que
j'allais m'installer а Paris, pour apprendre.
- Tu n'auras pas un sou !
- Je m'en passerai.
Je pus m'en passer, en effet. J'avais depuis longtemps fait ma bourse. Mes
caricatures l'avaient garnie largement. Il m'йtait souvent arrivй, en un
jour, d'exйcuter sept ou huit portraits-charge. A un louis la piиce, mes
rentrйes avaient йtй fructueuses, et j'avais pris l'habitude, dиs le
dйbut, de les confier а une de mes tantes, ne me rйservant pour mon argent
de poche que des sommes insignifiantes. Avec deux mille francs, а seize
ans, on se croit riche. Je me munis, prиs de quelques amateurs de peinture
qui protйgeaient Boudin, qui avaient des relations avec Monginot, avec
Troyon, avec Amand Gautier, de quelques lettres de recommandation et je
filai dare-dare sur Paris.
Je mis quelque temps, tout d'abord, а me dйbrouiller. J'allai visiter les
artistes prиs desquels j'йtais introduit. Je reзus d'eux d'excellents
conseils ; j'en reзus aussi de dйtestables. Troyon ne voulut-il pas me
faire entrer dans l'atelier de Couture ? Avec quelle dйcision je m'y
refusai, inutile de vous le dire. J'avoue mкme que cela me refroidit, momentanйment du moins, dans mon estime pour Troyon. Je cessai peu а peu de
le voir et ne me liai plus, tout compte fait, qu'avec des artistes qui
cherchaient. Je rencontrai а ce moment Pissarro qui ne songeait pas encore
а se poser en rйvolutionnaire et qui travaillait tout bonnement dans la
note de Corot. Le modиle йtait excellent ; je fis comme lui, mais, tout le
temps de mon sйjour а Paris, qui dura quatre annйes, etb qu'entrecoupиrent
d'ailleurs de frйquents voyages au Havre, c'est sur les conseils de Boudin
que je me rйglai, tout enclin que je fusse а voir avec plus de largeur la
nature.
J'atteignis ainsi mes vingt ans. L'heure de la conscription allait sonner.
Je la vis approcher sans terreur. Ma famille de mкme. On ne m'avait pas
pardonnй ma fugue, on ne m'avait laissй vivre а mon grй, durant ces quatre
annйes, que parce qu'on espйrait me pincer au tournant du service
militaire. On supposait que, ma gourme une fois jetйe, je me trouverais
suffisamment assagi pou rentrer, sans trop me faire prier, chez les miens
et me plier enfin aux affaires. Sur mon refus, on me couperait les vivres, et, si je tirais un mauvais numйro, on me laisserait partir.
On se trompait. Les sept annйes qui paraissaient si dures а tant d'autres
me paraissaient а moi pleines de charmes. Un ami qui йtait un "chass d'Af"
et qui adorait la vie militaire, m'avait communiquй son enthousiasme et
insufflй son goыt d'aventures. Rien ne me semblait attirant comme les
chevauchйes san fin au grand soleil, les razzias, le crйpitement de la
poudre, les coups de sabre, les nuits dans le dйsert sous la tente et je
rйpondis а la mise en demeure de mon pиre par un geste d'indiffйrence
superbe. J'amenai un mauvais numйro. J'obtins, sur mes instances, d'кtre
versй dans un rйgiment d'Afrique et je partis.
Je passai en Algйrie deux annйes qui, rйellement, furent charmantes. Je
voyais sans cesse du nouveau ; je m'essayais, dans mes moments de loisir, а
le rendre. Vous n'imaginez pas а quel point j'y appris et combien ma vision
y gagna. Je ne m'en rendis pas compte tout d'abord. Les impressions de
lumiиre et de couleur que je reзus lа-bas ne devaient que plus tard se
classer : mais le germe de mes recherches futures y йtait.
Je tombai malade, au bout de deux ans, trиs gravement. On m'envoya me
refaire au pays. Les six mois de convalescence s'йcoulиrent а dessiner et а
peindre avec un redoublement de ferveur. A me voir ainsi m'acharner, tout
minй que je fusse par la fiиvre, mon pиre se convainquit qu'aucune volontй
ne me briserait, qu'aucune йpreuve n'aurait raison d'une vocation aussi
dйterminйe, et, tant par lassitude que par crainte de me perdre, car le
mйdecin lui avait laissй entrevoir cette йventualitй, dans le cas oщ je
retournerais en Afrique, se dйcida vers la fin de mon congй а me racheter.
"Mais il est bien entendu, me dit-il, que tu vas travailler, cette fois, sйrieusement. Je veux te voir dans un atelier, sous la discipline d'un
maоtre connu. Si tu reprends ton indйpendance, je te coupe sans barguigner
ta pension. Est-ce dit ?" La combinaison ne m'allait qu'а moitiй, mais je
sentis bien qu'il йtait nйcessaire, pour une fois que mon pиre entrait dans
mes vues, de ne pas le rebuter. J'acceptai. Il fut convenu que j'aurais а
Paris, dans la personne du peintre Toulmouche, qui venait d'йpouser une de
mes cousines, un tuteur artistique qui me guiderait et fournirait le compte
rendu rйgulier de mes travaux.
Je dйbarquai un beau matin chez Toulmouche avec un stock d'йtudes dont il
se dйclara enchantй. "Vous avez de l'avenir, me dit-il, mais il faut
canaliser votre йlan. Vous allez entrer chez Monsieur Gleyre. C'est le
maоtre rassis et sage qu'il vous faut". Et j'installai en maugrйant mon
chevalet dans l'atelier d'йlиves que tenait cet artiste cйlиbre. J'y
travaillai, la premiиre semaine, en conscience, et j'enlevai avec autant
d'application que de fougue mon йtude de nu d'aprиs le modиle vivant que
Monsieur Gleyre corrigeait le lundi. Quand il passa, la semaine d'aprиs, devant moi, il s'assit, et, solidement calй sur ma chaise, regarda
attentivement le morceau. Je le vois ensuite se retourner, inclinant d'un
air satisfait sa tкte grave, et je l'entends me dire en souriant : "Pas mal
! pas mal du tout, cette affaire-lа, mais c'est trop dans le caractиre du
modиle. Vous avez un bonhomme trapu : vous le peignez trapu. Il a des pieds
йnormes : vous les rendez tels quels. C'est trиs laid, tout зa. Rappelez-
vous donc, jeune homme, que, quand on exйcute une figure, on doit toujours
penser а l'antique. La nature, mon ami, c'est trиs bien comme йlйment
d'йtude, mais зa n'offre pas d'intйrкt. Le style, voyez-vous, il n'y a que
зa".
J'йtais fixй. La vйritй, la vie, la nature, tout ce qui provoquait en moi
l'йmotion, tout ce qui constituait а mes yeux l'essence mкme, la raison
d'кtre unique de l'art, n'existait pas pour cet homme. Je ne resterais pas
chez lui. Je ne me sentais pas nй pour ercommencer а sa suite les Illusions
perdues et autres balanзoires. Alors а quoi bon persister ?
J'attendis toutefois quelques semaines. Pour ne pas exaspйrer ma famille, je continuai а faire acte de prйsence, mais le temps d'exйcuter d'aprиs le
modиle une pochade, d'assister а la correction..., et je filais. J'avais
trouvй, d'ailleurs, а l'atelier, des compagnopns qui me plaisaient, des
natures qui n'avaient rien de banal. C'йtaient Renoir et Sisley, que je ne
devais plus dйsormais perdre de vue ; c'йtait Bazille, qui devint aussitфt
mon intime, et qui aurait fait parler de lui, s'il avait vйcu. Ni les uns
ni les autres ne mainfestaient plus que moi d'enthousiasme pour un
enseignement qui contrariait а la fois leur logique et leur tempйrament. Je
leur prкchai immйdiatement la rйvolte. L'exode rйsolu, on partit, et nous
prоmes un atelier en commun, Bazille et moi.
J'ai oubliй de vous dire que, depuis peu, j'avais fait la connaissance de
Jongkind. Pendant mon congй de convalescence, un bel aprиs-midi, je
travaillais aux environs du Havre dans une ferme. Une vache pвturait dans
un prй : l'idйe me vint de dessiner la bonne bкte. Mais la bonne bкte йtait
capriceuse, et, а chaque instant, se dйplaзait. Mon chevalet d'une main, ma
sellette de l'autre, je la suivais pour retrouver tant bien que mal mon
point devue. Mon manиge devait кtre fort drфle car un grand йclat de rire, derriиre moi retentit. Je me retourne et je vois un colosse qui pouffe.
Mais le colosse йtait un bon diable. "Attendez, me dit-il, que je vous
aide". Et le colosse, а grandes enjambйes, rejoint la vache et, l'empoignant par les cornes, veut la contraindre а poser. La vache, qui
n'en avait pas l'habitude, se rebiffe. C'est а mon tour, cette fois, d'йclater. le colosse, tout dйconfit, lвche la bкte et vient faire la
causette avec moi.
C'йtait un Anglais de passage, trиs amoureux de peinture et trиs au
courant, ma foi, de ce qui se passait chez nous :
- Alors vous faites du paysage, me dit-il.
- Mon Dieu, oui.
- Connaissez-vous Jongkind ?
- Non, mais j'ai vu de sa peinture.
- Qu'en dites-vous ?
- C'est rudement fort.
- Vous кtes dans le vrai. Savez-vous qu'il est ici ?
- Ah bah ?
- Il habite а Honfleur. Auriez-vous plaisir а le connaоtre ?
- Fichtre oui. Mais vous кtes donc de ses amis ?
- Je ne l'ai jamais vu, mais dиs que j'ai su sa prйsence, je lui ai envoyй
ma carte. C'est une entrйe en matiиre. Je vais l'inviter а dйjeuner avec
vous.
L'Anglais, а ma grande surprise, tint parole et, le dimanche suivant, nous
dйjeunions tous trois de compagnie. Jamais repas ne fut si gai. En plein
air, dans un jardinet de campagne, sous les arbres, en face d'une bonne
cuisine rustique, son verre plein, entre deux admirateurs dont la sincйritй
ne faisait pas de doute, Jongkind ne se sentait pas d'aise. L'imprйvu de
l'aventure l'amusait : il n'йtait pas habituй, d'ailleurs, а кtrerecherchй
de la sorte. Sa peinture йtait trop nouvelle et d'une note bien trop
artistique pour qu'on l'apprйciвt, en 1862, а son prix. Nul, aussi, ne
savait moins se faire valoir. C'йtait un brave homme tout simple, йcorchant
abominablement le franзais, trиs timide. Il fut trиs expansif ce jour-lа.
Il se fit montrer mes esquisses, m'invita а venir travailler avec lui, m'expliqua le comment et le pourquoi de sa maniиre et complйta par lа
l'enseignement que j'avais dйjа reзu de Boudin. Il fut, а partir de ce
moment, mon vrai maоtre, et c'est а lui que je dus l'йducation dйfinitive
de mon oeil.
Je le revis а Paris trиs souvent. Ma peinture, ai-je besoin de le dire, y
gagna. Les progrиs que je fis furent rapides. Trois ans aprиs, j'exposais.
Les deux marines que j'avais envoyйes furent reзues avec un numйro un, accrochйes sur la cimaise en belle place. Ce fut un gros succиs. Mкme
unanimitй dans l'йloge, en 1866, pour un grand portrait que vous avez vu
chez Durand-Ruel fort longtemps, la Femme en vert. Les journaux portиrent
mon nom jusqu'au Havre. La famille me rendit enfin son estime. Avec
l'estime revint la pension. Je nageai dans l'opulence, provisoirement du
moins, car on devait se rebrouiller par la suite, et je me lanзai а corps
perdu dans le plein air.
C'йtait une dangereuse nouveautй. Nul n'en avait fait jusque lа, pas mкme
Manet qui ne s'y essaya que plus tard, aprиs moi. Sa peinture йtait encore
trиs classique, et je me souviens toujours du mйpris avec lequel il parla
de mes dйbuts. C'йtait en 1867 : ma maniиre s'йtait accusйe, mais elle
n'avait rien de rйvolutionnaire, а tout prendre,. J'йtais loin d'avoir
encore adoptй le principe de la division des couleurs qui ameuta contre moi
tant de gens, mais je commenзais а m'y essayer partiellement et je
m'exerзais а des effets de lumiиre et de couleur qui heurtaient les
habitudes reзues. Le jury, qui m'avait si bien accueilli tout d'abord, se
retourna contre moi, et je fus ignominieusement blackboulй quand je
prйsentai cette peinture nouvelle au Salon.
Je trouvai tout de mкme un moyen d'exposer, mais ailleurs. Touchй par mes
supplications, un marchand qui avait sa boutique rue Auber consentit а
mettre en montre une marine refusйe au Palais de l'Industrie. Ce fut un
tollй gйnйral. Un soir que je m'йtais arrкtй dans la rue, au milieu d'une
troupe de badauds, pour entendre ce qu'on disait de moi, je vois arriver
Manet avec deux ou trois de ses amis. Le groupe s'arrкte, regarde, et
Manet, haussant les йpaules, s'йcrie dйdaigneusement : "Voyez-vous ce jeune
homme qui veut faire du plein air ? Comme si les anciens y avaient jamais
songй !"
Manet avait d'ailleurs contre moi une vieille dent. Au Salon de 1866, le
jour du vernissage, il avait йtй accueilli, dиs l'entrйe par des
acclamations. "Excellent, mon cher, ton tableau !" Et des poignйes de main, des bravos, des fйlicitations. Manet, comme vous pouvez le penser, exultait. Quelle ne fut pas sa surprise quand il s'aperзut que la toile
dont on le fйlicitait йtait de moi. C'йtait la Femme en vert. Et le malheur
avait voulu que, s'esquivant, il tombвt sur un groue dont Bazille et moi
nous йtions. "Comment va ? lui dit un des nфtres. - Ah ! mon cher, c'est
dйgoыtant, je suis furieux. On ne me fait compliment qued'un tableau qui
n'est pas de moi. C'est а croire а une mystification".
Quand Astruc, le lendemain, lui apprit que son mйcontentement s'йtait
exhalй devant l'auteur mкme du tableau et qu'il lui proposa de me prйsenter
а lui, Manet, d'un grand geste, refusa. Il me gardait rancune du tour que
je lui avais jouй sans le savoir. Une seule fois on l'avait fйlicitй d'un
coup de maоtre et ce coup de maоtre avait йtй frappй par un autre. Quelle
amertume pour une sensibilitй а vif comme la sienne.
Ce fut en 1869 seulement que je le revis, mais pour entrer dans son
intimitй aussitфt. Dиs la premiиre rencontre il m'invita а venir le
retrouver tous les soirs dans un cafй des Batignolles oщ ses amis et lui se
rйunissaient, au sortir de l'atelier, pour causer. J'y rencontrai Fantin-
Latour et Cйzanne, Degas, qui arriva peu aprиs d'Italie, le critique d'art
Duranty, Emile Zola qui dйbutait alors dans les lettres, et quelques autres
encore. J'y amenai moi-mкme Sisley, Bazille et Renoir. Rien de plus
intйressant que ces causeries, avec leur choc d'opinions perpйtuel. On s'y
tenait l'esprit en haleine, on s'y encourageait а la recherche
dйsintйressйe et sincиre, on y faisait des provisions d'enthousiasme qui, pendant des semaines et des semaines, vous soutenaient jusqu'а la mise en
forme dйfinitive de l'idйe. On en sortait toujours mieux trempй, la volontй
plus ferme, la pensйe plus nette et plus claire.
La guerre vint. Je venais de me marier. Je passai en Angleterre. Je trouvai
а Londres Bonvin, Pissarro. J'y connus aussi la misиre. L'Angleterre ne
voulait pas de nos peintures. C'йtait rude. Un hasard me fit rencontrer
Daubigny, qui naguиre m'avait tйmoignй de l'intйrкt. Il exйcutait alors des
vues de la Tamise qui plaisaient beaucoup aux Anglais. Ma situation l'йmut.
"Je vois ce qu'il vous faut, me dit-il ; je vais vous amener un marchand".
Je faisais la connaissance, le lendemain, de Durand-Ruel.
Et Durand-Ruel, pour nous, fut le sauveur. Pendant quinze ans et plus, ma
peinture et celle de Renoir, de Sisley, de Pissarro n'eurent d'autre
dйbouchй que le sien. Un jour vint oщ il lui fallut se restreindre, espacer
ses achats. Nous croyions voir la ruine : c'йtait le succиs qui arrivait.
Proposйs а Petit, aux Boussod, nos travaux trouvиrent en eux des acheteurs.
On les trouva tout de suite moins mauvais. Chez Durand-Ruel, on n'en eыt
pas voulu ; on prenait confiance chez les autres. On acheta. Le branle
йtait donnй. Tout le monde veut tвter de nous aujourd'hui.
Claude Monet
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