Claude Monet Claude Monet par lui-mкme En 1900, Monet a atteint la gloire. A l'occasion d'une exposition parisienne un journaliste du Temps, Thiйbault-Sisson, lui fait raconter sa vie. Le 26 novembre 1900 le journal Le Temps publie donc cette autobiographie oщ Monet bвtit lui-mкme sa lйgende. Le texte, savoureux et volontiers anecdotique, n'est pas forcйment le reflet fidиle de la rйalitй... Mon histoire Je suis un Parisien de Paris. J'y suis nй, en 1840, sous le bon roi Louis-Philippe, dans un milieu tout d'affaires oщ l'on affichait un dйdain mйprisant pour les arts. Mais ma jeunesse s'est йcoulйe au Havre, oщ mon pиre s'йtait installй, vers 1845, pour suivre ses intйrкts de plus prиs, et cette jeunesse a йtй essentiellement vagabonde. J'йtais un indisciplinй de naissance ; on n'a jamais pu me plier, mкme dans ma petite enfance, а une rиgle. C'est chez moi que j'ai appris le peu que je sais. Le collиge m'a toujours fait l'effet d'une prison, et je n'ai jamais pu me rйsoudre а y vivre, mкme quatre heures par jour, quand le soleil йtait invitant, la mer belle, et qu'il faisait si bon courir sur les falaises, au grand air, ou barboter dans l'eau. Jusqu'а quatorze ou quinze ans, j'ai vйcu, au grand dйsespoir de mon pиre, cette vie assez irrйguliиre, mais trиs saine. Entre temps, j'avais appris tant bien que mal mes quatre rиgles, avec un soupзon d'orthographe. Mes йtudes se sont bornйes lа. Elles n'ont pas йtй trop pйnibles, car elles s'entremкlaient pour moi de distractions. J'enguirlandais la marge de mes livres, je dйcorais le papier bleu de mes cahiers d'ornements ultra-fantaisistes, et j' y reprйsentais, de la faзon la plus irrйvйrencieuse, en les dйformant le plus possible, la face ou le profil de mes maоtres. Je devins vite, а ce jeu, d'une belle force. A quinze ans, j'йtais connu de tout Le Havre comme caricaturiste. Ma rйputation йtait mкme si bien йtablie qu'on me sollicitait platement de tous cфtйs, pour avoir des portraits-charge. L'abondance des commandes, l'insuffisance aussi des subsides que me fournissait la gйnйrositй maternelle m'inspirиrent une rйsolution audacieuse et qui scandalisa, bien entendu, ma famille : je me fis payer mes portraits. Suivant la tкte des gens, je les taxais а dix ou vingt francs pour leur charge, et le procйdй me rйussit а merveille. En un mois ma clientиle eut doublй. Je pus adopter le prix unique de vingt francs sans ralentir en rien les commandes. Si j'avais continuй, je serais aujourd'hui millionnaire. La considйration, par ces moyens, m'йtant venue, je fus un personnage, bientфt, dans la ville. A la devanture du seul et unique encadreur qui fit ses frais au Havre, mes caricatures, insolemment, s'йtalaient а cinq ou six de front, dans des baguettes d'or, sou un verre, comme des oeuvres hautement artistiques, et quand je voyais, devant elles, les badauds en admiration s'attrouper, crie, en les montrant du doigt, - C'est un tel ! - j'en crevais d'orgueil dans ma peau. Il y avait bien une ombre а ce tableau. Dans la mкme vitrine, souvent, juste au-dessus de mes produits, je voyais accrochйes des marines que je trouvais, comme la plupart des Havrais, dйgoыtantes. Et j'йtais, dans mon for intйrieur, trиs vexй d'avoir а subir ce contact, et je ne tarissais pas en imprйcations contre l'idiot qui, se croyant un artiste, avait eu le toupet de les signer, contre ce "salaud" de Boudin. Pour mes yeux, habituйs aux marines de Gudin, aux colorations arbitraires, aux notes fausses et aux arrangements fantaisistes des peintres а la mode, les petites compositions si sincиres de Boudin, ses petits personnages si justes, ses bateaux si bien grййs, son ciel et ses eaux si exacts,uniquement dessinйs et peints d'aprиs nature, n'avaient rien d'artistique, et la fidйlitй m'en paraissait plus que suspecte. Aussi sa peinture m'inspirait-elle une aversion effroyable, et, sans connaоtre l'homme, je l'avais pris en grippe. Souvent l'encadreur me disait : "Vous devriez faire la connaissance de Monsieur Boudin. Quoi qu'on dise de lui, voyez-vous, il connaоt son mйtier. Il l'a йtudiй а Paris, dans les ateliers de l'йcole des Beaux-Arts. Il pourrait vous donner de bons conseils". Et je rйsistais, je faisais mon faraud. Que pourrait bien m'apprendre un bonhomme aussi ridicule ? Un jour vint pourtant, jour fatal, oщ le hasard me mit en prйsence de Boudin, malgrй moi. Il йtait dans le fond de la boutique ; je ne m'йtais pas aperзu de sa prйsence, et j'entrai. L'encadreur prend la balle au bond et, sans me demander mon avis, me prйsente : "Voyez donc, Monsieur Boudin, c'est ce jeune homme qui a tant de talent pour la charge !" Et Boudin, immйdiatement, venait а moi, me complimentait gentiment de sa voix douce, me disait : "Je les regarde toujours avec plaisir, vos croquis ; c'est amusant, c'est leste, c'est enlevй. Vous кtes douй, зa se voit tout de suite. Mais vous n'allez pas, j'espиre, en rester lа. C'est trиs bien pour un dйbut, mais vous ne tarderez pas а en avoir assez, de la charge. Etudiez, apprenez а voir et а peindre, dessinez, faites du paysage. C'est si beau, la mer et les ciels, les bкtes, les gens et les arbres tels que la nature les a faits, avec leur caractиre, leur vraie maniиre d'кtre, dans la lumiиre, dans l'air, tels qu'ils sont". Mais les exhortations de Boudin ne mordaient pas. L'homme, tout compte fait, me plaisait. Il йtait convaincu, sincиre, je le sentais, mais je ne digйrais pas sa peinture, et, quand il m'offrait d'aller dessiner avec lui en pleins champs, je trouvais toujours un prйtexte pour refuser poliment. L'йtй vint ; j'йtais libre, а peu prиs, de mon temps ; je n'avais pas de raison valable а donner ; je m'exйcutai de guerre lasse. Et Boudin, avec une inйpuisable bontй, entreprit mon йducation. Mes yeux, а la longue, s'ouvrirent, et je compris vraiment la nature ; j'appris en mкme temps а l'aimer. Je l'analysai au crayon dans ses formes, je l'йtudiai dans ses colorations. Six mois aprиs, en dйpit des objurgations de ma mиre, qui commenзait а s'inquiйter sйrieusement de mes frйquentations et qui me voyait perdu dans la sociйtй d'un homme aussi mal notй que Boudin, je dйclarai tout net а mon pиre que je voulais me faire peintre, et que j'allais m'installer а Paris, pour apprendre.
- Tu n'auras pas un sou !
Je pus m'en passer, en effet. J'avais depuis longtemps fait ma bourse. Mes caricatures l'avaient garnie largement. Il m'йtait souvent arrivй, en un jour, d'exйcuter sept ou huit portraits-charge. A un louis la piиce, mes rentrйes avaient йtй fructueuses, et j'avais pris l'habitude, dиs le dйbut, de les confier а une de mes tantes, ne me rйservant pour mon argent de poche que des sommes insignifiantes. Avec deux mille francs, а seize ans, on se croit riche. Je me munis, prиs de quelques amateurs de peinture qui protйgeaient Boudin, qui avaient des relations avec Monginot, avec Troyon, avec Amand Gautier, de quelques lettres de recommandation et je filai dare-dare sur Paris. Je mis quelque temps, tout d'abord, а me dйbrouiller. J'allai visiter les artistes prиs desquels j'йtais introduit. Je reзus d'eux d'excellents conseils ; j'en reзus aussi de dйtestables. Troyon ne voulut-il pas me faire entrer dans l'atelier de Couture ? Avec quelle dйcision je m'y refusai, inutile de vous le dire. J'avoue mкme que cela me refroidit, momentanйment du moins, dans mon estime pour Troyon. Je cessai peu а peu de le voir et ne me liai plus, tout compte fait, qu'avec des artistes qui cherchaient. Je rencontrai а ce moment Pissarro qui ne songeait pas encore а se poser en rйvolutionnaire et qui travaillait tout bonnement dans la note de Corot. Le modиle йtait excellent ; je fis comme lui, mais, tout le temps de mon sйjour а Paris, qui dura quatre annйes, etb qu'entrecoupиrent d'ailleurs de frйquents voyages au Havre, c'est sur les conseils de Boudin que je me rйglai, tout enclin que je fusse а voir avec plus de largeur la nature. J'atteignis ainsi mes vingt ans. L'heure de la conscription allait sonner. Je la vis approcher sans terreur. Ma famille de mкme. On ne m'avait pas pardonnй ma fugue, on ne m'avait laissй vivre а mon grй, durant ces quatre annйes, que parce qu'on espйrait me pincer au tournant du service militaire. On supposait que, ma gourme une fois jetйe, je me trouverais suffisamment assagi pou rentrer, sans trop me faire prier, chez les miens et me plier enfin aux affaires. Sur mon refus, on me couperait les vivres, et, si je tirais un mauvais numйro, on me laisserait partir. On se trompait. Les sept annйes qui paraissaient si dures а tant d'autres me paraissaient а moi pleines de charmes. Un ami qui йtait un "chass d'Af" et qui adorait la vie militaire, m'avait communiquй son enthousiasme et insufflй son goыt d'aventures. Rien ne me semblait attirant comme les chevauchйes san fin au grand soleil, les razzias, le crйpitement de la poudre, les coups de sabre, les nuits dans le dйsert sous la tente et je rйpondis а la mise en demeure de mon pиre par un geste d'indiffйrence superbe. J'amenai un mauvais numйro. J'obtins, sur mes instances, d'кtre versй dans un rйgiment d'Afrique et je partis. Je passai en Algйrie deux annйes qui, rйellement, furent charmantes. Je voyais sans cesse du nouveau ; je m'essayais, dans mes moments de loisir, а le rendre. Vous n'imaginez pas а quel point j'y appris et combien ma vision y gagna. Je ne m'en rendis pas compte tout d'abord. Les impressions de lumiиre et de couleur que je reзus lа-bas ne devaient que plus tard se classer : mais le germe de mes recherches futures y йtait. Je tombai malade, au bout de deux ans, trиs gravement. On m'envoya me refaire au pays. Les six mois de convalescence s'йcoulиrent а dessiner et а peindre avec un redoublement de ferveur. A me voir ainsi m'acharner, tout minй que je fusse par la fiиvre, mon pиre se convainquit qu'aucune volontй ne me briserait, qu'aucune йpreuve n'aurait raison d'une vocation aussi dйterminйe, et, tant par lassitude que par crainte de me perdre, car le mйdecin lui avait laissй entrevoir cette йventualitй, dans le cas oщ je retournerais en Afrique, se dйcida vers la fin de mon congй а me racheter. "Mais il est bien entendu, me dit-il, que tu vas travailler, cette fois, sйrieusement. Je veux te voir dans un atelier, sous la discipline d'un maоtre connu. Si tu reprends ton indйpendance, je te coupe sans barguigner ta pension. Est-ce dit ?" La combinaison ne m'allait qu'а moitiй, mais je sentis bien qu'il йtait nйcessaire, pour une fois que mon pиre entrait dans mes vues, de ne pas le rebuter. J'acceptai. Il fut convenu que j'aurais а Paris, dans la personne du peintre Toulmouche, qui venait d'йpouser une de mes cousines, un tuteur artistique qui me guiderait et fournirait le compte rendu rйgulier de mes travaux. Je dйbarquai un beau matin chez Toulmouche avec un stock d'йtudes dont il se dйclara enchantй. "Vous avez de l'avenir, me dit-il, mais il faut canaliser votre йlan. Vous allez entrer chez Monsieur Gleyre. C'est le maоtre rassis et sage qu'il vous faut". Et j'installai en maugrйant mon chevalet dans l'atelier d'йlиves que tenait cet artiste cйlиbre. J'y travaillai, la premiиre semaine, en conscience, et j'enlevai avec autant d'application que de fougue mon йtude de nu d'aprиs le modиle vivant que Monsieur Gleyre corrigeait le lundi. Quand il passa, la semaine d'aprиs, devant moi, il s'assit, et, solidement calй sur ma chaise, regarda attentivement le morceau. Je le vois ensuite se retourner, inclinant d'un air satisfait sa tкte grave, et je l'entends me dire en souriant : "Pas mal ! pas mal du tout, cette affaire-lа, mais c'est trop dans le caractиre du modиle. Vous avez un bonhomme trapu : vous le peignez trapu. Il a des pieds йnormes : vous les rendez tels quels. C'est trиs laid, tout зa. Rappelez-vous donc, jeune homme, que, quand on exйcute une figure, on doit toujours penser а l'antique. La nature, mon ami, c'est trиs bien comme йlйment d'йtude, mais зa n'offre pas d'intйrкt. Le style, voyez-vous, il n'y a que зa". J'йtais fixй. La vйritй, la vie, la nature, tout ce qui provoquait en moi l'йmotion, tout ce qui constituait а mes yeux l'essence mкme, la raison d'кtre unique de l'art, n'existait pas pour cet homme. Je ne resterais pas chez lui. Je ne me sentais pas nй pour ercommencer а sa suite les Illusions perdues et autres balanзoires. Alors а quoi bon persister ? J'attendis toutefois quelques semaines. Pour ne pas exaspйrer ma famille, je continuai а faire acte de prйsence, mais le temps d'exйcuter d'aprиs le modиle une pochade, d'assister а la correction..., et je filais. J'avais trouvй, d'ailleurs, а l'atelier, des compagnopns qui me plaisaient, des natures qui n'avaient rien de banal. C'йtaient Renoir et Sisley, que je ne devais plus dйsormais perdre de vue ; c'йtait Bazille, qui devint aussitфt mon intime, et qui aurait fait parler de lui, s'il avait vйcu. Ni les uns ni les autres ne mainfestaient plus que moi d'enthousiasme pour un enseignement qui contrariait а la fois leur logique et leur tempйrament. Je leur prкchai immйdiatement la rйvolte. L'exode rйsolu, on partit, et nous prоmes un atelier en commun, Bazille et moi. J'ai oubliй de vous dire que, depuis peu, j'avais fait la connaissance de Jongkind. Pendant mon congй de convalescence, un bel aprиs-midi, je travaillais aux environs du Havre dans une ferme. Une vache pвturait dans un prй : l'idйe me vint de dessiner la bonne bкte. Mais la bonne bкte йtait capriceuse, et, а chaque instant, se dйplaзait. Mon chevalet d'une main, ma sellette de l'autre, je la suivais pour retrouver tant bien que mal mon point devue. Mon manиge devait кtre fort drфle car un grand йclat de rire, derriиre moi retentit. Je me retourne et je vois un colosse qui pouffe. Mais le colosse йtait un bon diable. "Attendez, me dit-il, que je vous aide". Et le colosse, а grandes enjambйes, rejoint la vache et, l'empoignant par les cornes, veut la contraindre а poser. La vache, qui n'en avait pas l'habitude, se rebiffe. C'est а mon tour, cette fois, d'йclater. le colosse, tout dйconfit, lвche la bкte et vient faire la causette avec moi. C'йtait un Anglais de passage, trиs amoureux de peinture et trиs au courant, ma foi, de ce qui se passait chez nous :
- Alors vous faites du paysage, me dit-il.
L'Anglais, а ma grande surprise, tint parole et, le dimanche suivant, nous dйjeunions tous trois de compagnie. Jamais repas ne fut si gai. En plein air, dans un jardinet de campagne, sous les arbres, en face d'une bonne cuisine rustique, son verre plein, entre deux admirateurs dont la sincйritй ne faisait pas de doute, Jongkind ne se sentait pas d'aise. L'imprйvu de l'aventure l'amusait : il n'йtait pas habituй, d'ailleurs, а кtrerecherchй de la sorte. Sa peinture йtait trop nouvelle et d'une note bien trop artistique pour qu'on l'apprйciвt, en 1862, а son prix. Nul, aussi, ne savait moins se faire valoir. C'йtait un brave homme tout simple, йcorchant abominablement le franзais, trиs timide. Il fut trиs expansif ce jour-lа. Il se fit montrer mes esquisses, m'invita а venir travailler avec lui, m'expliqua le comment et le pourquoi de sa maniиre et complйta par lа l'enseignement que j'avais dйjа reзu de Boudin. Il fut, а partir de ce moment, mon vrai maоtre, et c'est а lui que je dus l'йducation dйfinitive de mon oeil. Je le revis а Paris trиs souvent. Ma peinture, ai-je besoin de le dire, y gagna. Les progrиs que je fis furent rapides. Trois ans aprиs, j'exposais. Les deux marines que j'avais envoyйes furent reзues avec un numйro un, accrochйes sur la cimaise en belle place. Ce fut un gros succиs. Mкme unanimitй dans l'йloge, en 1866, pour un grand portrait que vous avez vu chez Durand-Ruel fort longtemps, la Femme en vert. Les journaux portиrent mon nom jusqu'au Havre. La famille me rendit enfin son estime. Avec l'estime revint la pension. Je nageai dans l'opulence, provisoirement du moins, car on devait se rebrouiller par la suite, et je me lanзai а corps perdu dans le plein air. C'йtait une dangereuse nouveautй. Nul n'en avait fait jusque lа, pas mкme Manet qui ne s'y essaya que plus tard, aprиs moi. Sa peinture йtait encore trиs classique, et je me souviens toujours du mйpris avec lequel il parla de mes dйbuts. C'йtait en 1867 : ma maniиre s'йtait accusйe, mais elle n'avait rien de rйvolutionnaire, а tout prendre,. J'йtais loin d'avoir encore adoptй le principe de la division des couleurs qui ameuta contre moi tant de gens, mais je commenзais а m'y essayer partiellement et je m'exerзais а des effets de lumiиre et de couleur qui heurtaient les habitudes reзues. Le jury, qui m'avait si bien accueilli tout d'abord, se retourna contre moi, et je fus ignominieusement blackboulй quand je prйsentai cette peinture nouvelle au Salon. Je trouvai tout de mкme un moyen d'exposer, mais ailleurs. Touchй par mes supplications, un marchand qui avait sa boutique rue Auber consentit а mettre en montre une marine refusйe au Palais de l'Industrie. Ce fut un tollй gйnйral. Un soir que je m'йtais arrкtй dans la rue, au milieu d'une troupe de badauds, pour entendre ce qu'on disait de moi, je vois arriver Manet avec deux ou trois de ses amis. Le groupe s'arrкte, regarde, et Manet, haussant les йpaules, s'йcrie dйdaigneusement : "Voyez-vous ce jeune homme qui veut faire du plein air ? Comme si les anciens y avaient jamais songй !" Manet avait d'ailleurs contre moi une vieille dent. Au Salon de 1866, le jour du vernissage, il avait йtй accueilli, dиs l'entrйe par des acclamations. "Excellent, mon cher, ton tableau !" Et des poignйes de main, des bravos, des fйlicitations. Manet, comme vous pouvez le penser, exultait. Quelle ne fut pas sa surprise quand il s'aperзut que la toile dont on le fйlicitait йtait de moi. C'йtait la Femme en vert . Et le malheur avait voulu que, s'esquivant, il tombвt sur un groue dont Bazille et moi nous йtions. "Comment va ? lui dit un des nфtres. - Ah ! mon cher, c'est dйgoыtant, je suis furieux. On ne me fait compliment qued'un tableau qui n'est pas de moi. C'est а croire а une mystification". Quand Astruc, le lendemain, lui apprit que son mйcontentement s'йtait exhalй devant l'auteur mкme du tableau et qu'il lui proposa de me prйsenter а lui, Manet, d'un grand geste, refusa. Il me gardait rancune du tour que je lui avais jouй sans le savoir. Une seule fois on l'avait fйlicitй d'un coup de maоtre et ce coup de maоtre avait йtй frappй par un autre. Quelle amertume pour une sensibilitй а vif comme la sienne. Ce fut en 1869 seulement que je le revis, mais pour entrer dans son intimitй aussitфt. Dиs la premiиre rencontre il m'invita а venir le retrouver tous les soirs dans un cafй des Batignolles oщ ses amis et lui se rйunissaient, au sortir de l'atelier, pour causer. J'y rencontrai Fantin-Latour et Cйzanne, Degas, qui arriva peu aprиs d'Italie, le critique d'art Duranty, Emile Zola qui dйbutait alors dans les lettres, et quelques autres encore. J'y amenai moi-mкme Sisley, Bazille et Renoir. Rien de plus intйressant que ces causeries, avec leur choc d'opinions perpйtuel. On s'y tenait l'esprit en haleine, on s'y encourageait а la recherche dйsintйressйe et sincиre, on y faisait des provisions d'enthousiasme qui, pendant des semaines et des semaines, vous soutenaient jusqu'а la mise en forme dйfinitive de l'idйe. On en sortait toujours mieux trempй, la volontй plus ferme, la pensйe plus nette et plus claire. La guerre vint. Je venais de me marier. Je passai en Angleterre. Je trouvai а Londres Bonvin, Pissarro. J'y connus aussi la misиre. L'Angleterre ne voulait pas de nos peintures. C'йtait rude. Un hasard me fit rencontrer Daubigny, qui naguиre m'avait tйmoignй de l'intйrкt. Il exйcutait alors des vues de la Tamise qui plaisaient beaucoup aux Anglais. Ma situation l'йmut. "Je vois ce qu'il vous faut, me dit-il ; je vais vous amener un marchand". Je faisais la connaissance, le lendemain, de Durand-Ruel. Et Durand-Ruel, pour nous, fut le sauveur. Pendant quinze ans et plus, ma peinture et celle de Renoir, de Sisley, de Pissarro n'eurent d'autre dйbouchй que le sien. Un jour vint oщ il lui fallut se restreindre, espacer ses achats. Nous croyions voir la ruine : c'йtait le succиs qui arrivait. Proposйs а Petit, aux Boussod, nos travaux trouvиrent en eux des acheteurs. On les trouva tout de suite moins mauvais. Chez Durand-Ruel, on n'en eыt pas voulu ; on prenait confiance chez les autres. On acheta. Le branle йtait donnй. Tout le monde veut tвter de nous aujourd'hui. Le nom de Monet est йtroitement liй а l'histoire de l'impressionnisme, а sa genиse, а son йvolution, а sa conclusion : C'est lа son premier titre de gloire. Qu'est ce que l'impressionnisme : Plus qu'une йcole, l'impressionnisme dйfinit une recherche commune : il s'agit, non plus tant de rendre compte de la permanence et de la stabilitй de la rйalitй, mais bien plutфt d'exprimer la nature (et notamment les paysages) dans ce qu'elle a de mouvant, de transitoire. Techniquement, cette approche se traduit par la fragmentation et la juxtaposition des couleurs primaires et de leurs complйmentaires, procйdйs visant а produire des "vibrations colorйes". Son origine : Le mot impressionnisme pour dйfinir cette pйriode de l'art est issu d'une peinture de Monet nommйe impression, soleil levant. Celle-ci a йtй peinte au Havre. En effet а la suite d'un article paru dans le Charivari oщ Louis Leroy prenait pour cible le tableau de Monet, en le taxant ironiquement d' "impressionniste", le terme fut retenu dиs lors par le groupe de peintres incriminй et par la critique. Les paysages : Monet est connu entre autre pour ses splendides paysages. Les impressionnistes prйfиrent peindre la nature bucolique et la campagne au paysage gris et noir des villes. Ainsi peuvent exploser les couleurs. L'obsession de la lumiиre : Monet observe l'instantanйitй : C'est-а-dire la mкme lumiиre rйpandue partout. Ses premiers tableaux portant sur la lumiиre sont des meules de foin normandes а diffйrents moment de la journйe et de l'annйe (ces tableaux remporteront un йnorme succиs). S'ensuit des sйries d'йtudes sur la cathйdrale de Rouen et sur son jardin а Giverny. Claude Monet En quelques mots... En dehors de quelques voyages, le grand reprйsentant de l'impressionnisme n'a jamais vraiment quittй les boucles de la Seine, depuis son enfance au Havre, sa jeunesse а Paris, puis la frйquentation assidue de Bougival et d'Argenteuil, jusqu'а son installation а Giverny. De la caricature а la peinture d'aprиs nature De la caricature а la peinture d'aprиs nature Le peintre de plein air Eugиne Boudin ayant, vers 1858, remarquй les talents de caricaturiste de Claude Monet, invite celui-ci а travailler “sur le motif”. C'est une expйrience dйcisive pour le jeune homme. L'annйe suivante, Monet quitte Le Havre, oщ il a passй son enfance et sa jeunesse, pour se rendre а Paris. Les encouragements du peintre animalier Constant Troyon (1810-1865) dйcident Claude Monet а prolonger son sйjour dans la capitale. Il refuse toutefois de s'inscrire а l'atelier de Thomas Couture (1815-1879) et choisit l'enseignement de l'Acadйmie suisse, oщ il rencontre Camille Pissarro. Aprиs deux annйes de service militaire accompli en Algйrie, Monet, de retour а Paris, entre en 1862 dans l'atelier du peintre Charles Gleyre. Comme Boudin l'avait incitй а peindre en plein air, il persuade а son tour ses condisciples Frйdйric Bazille (1841-1870), Renoir et Sisley de le suivre en forкt de Fontainebleau. Au mois de mai 1864, Bazille se joint а lui pour travailler sur les cфtes normandes, en compagnie de Boudin et du Hollandais Jongkind (1819-1891). L'aurore impressionniste Pour Monet la peinture est une occupation obsessionnelle, а laquelle un artiste doit tout sacrifier. Le travail de ses dйbuts, bien qu'en rupture avec la peinture d'atelier, laisse apparaоtre un certain nombre d'influences: la maniиre de Corot est visible dans le Pavй de Chailly (1865), la leзon de Boudin et Jongkind soigneusement mise а profit dans la Jetйe de Honfleur (1864) et l'exemple de Manet fidиlement suivi dans Camille Monet au petit chien (1866). Monet opиre avec Femmes au jardin (1867) une rupture avec la reprйsentation “classique” du paysage qui йtait traditionnellement attachйe а la transposition d'un йtat d'вme; cette peinture traduit immйdiatement, c'est-а-dire sans la mйdiation d'intentions “romantiques”, un instant fugitif de l'йclat de la nature au printemps. Cette œuvre, qui relиve encore de la technique de Manet, fut refusйe au Salon de 1867, et achetйe par Bazille pour aider Monet (en juin 1868, Monet, dans la misиre, tentera de se suicider). On peut voir aussi dans cette toile la recherche “impressionniste” d'une atmosphиre directement saisissable. L'apparence et la rйalitй L'hiver 1868-1869, Monet, au cours d'un sйjour а Йtretat, peint l'un de ses nombreux paysages de neige, la Pie , oщ l'oiseau n'est qu'une ponctuation se dйtachant sur la toile envahie d'une multitude de “blancs” diffйrents. Au cours d'un sйjour а Bougival, l'йtй 1869, Monet travaille en compagnie de Renoir. Les deux peintres, rendant systйmatique le principe de la division des tons (Monet: la Grenouillиre), inaugurent la vision nouvelle qui bientфt fait йcole. А la fin de l'annйe 1870, Monet rejoint Pissarro а Londres, oщ le paysagiste Daubigny le prйsente au marchand de tableaux Paul Durand-Ruel. Durant son sйjour en Angleterre, il exйcute d'admirables paysages de brume, dont le Parlement de Londres (1871). Aprиs un passage en Hollande, oщ il se rend acquйreur d'estampes japonaises qui lui rйvиlent des procйdйs audacieux de cadrage, Monet regagne la France en 1871, peu aprиs la fin de la guerre. Dans les derniers jours de la mкme annйe, il s'installe а Argenteuil, crйant dans cette petite commune des bords de la Seine le vйritable foyer du mouvement impressionniste. Son tableau Impression, soleil levant (musйe Marmottan, Paris), peint en 1872 au Havre, est la cible de l'exposition de groupe organisйe le 15 avril 1874 chez le photographe Nadar. Mкme dans ses paysages urbains (sйrie des vues de la Gare Saint-Lazare , 1876-1877), Monet exerce sa vision sur ce qu'il appelle un “maximum d'apparences, en йtroites corrйlations avec les rйalitйs inconnues”. Giverny En 1878, le peintre s'installe а Vйtheuil avant de s'йtablir dйfinitivement, cinq ans plus tard, а Giverny, oщ il rйsidera jusqu'а la fin de sa vie. А l'issue d'un sйjour dans le Midi, en 1888, il expose а Paris Dix marines d'Antibes, pour lesquelles Mallarmй lui manifeste son admiration: “Il y a longtemps que je mets ce que vous faites au-dessus de tout, mais je vous crois dans votre plus belle heure.” Aprиs la sйrie des Peupliers et des Meules exйcutйe en 1890-1891, Monet peint, dans un souci de plus en plus marquй de la lumiиre et des apparences fugitives de l'instant, la sйrie des Cathйdrales de Rouen (1892-1894). Les sйries On ne saurait attacher trop d'attention а ce travail par sйries dans la production de la maturitй de Claude Monet. D'une sйrie а l'autre, une progression apparaоt а la fois dans le principe (un schйma de composition de plus en plus uniforme а l'intйrieur de chaque sйrie) et dans le choix du sujet : aux motifs naturels (peupliers, meules), insignifiants et interchangeables que lui fournissent les environs de Giverny, succиde celui d'une architecture sacrйe, unique, illustre et immuable, la faзade de la cathйdrale de Rouen. En entreprenant ces sйries, puis en les sacralisant en quelque sorte par le choix d'une cathйdrale cйlиbre, Monet confиre une dignitй supйrieure au principe impressionniste fondamental : : l'analyse des variations de la lumiиre n'est pas seulement bonne pour reprйsenter des promeneurs а la campagne ou des pкcheurs au bord de l'eau. Par une dйmarche qui annonce celle des peintres philosophes comme Kandinsky ou Malйvitch, une intention thйorique, presque йthique, prend ici le pas sur l'exйcution. Plus encore que celle des Meules, la sйrie des Cathйdrales, puis celle, en trиs grand format, des Nymphйas constituent un fait pictural nouv eau : ce sont des œuvres où l'intention passe avant le souci de la reprйsentation. Un peu avant 1900, et jusqu'а la fin de sa vie, Monet s'attache en effet а prendre comme seul motif le bassin aux nymphйas de son jardin de Giverny. Dans une souveraine indiffйrence au sujet, les variations sur le thиme du plan d'eau portent jusqu'aux extrкmes limites de ses consйquences la “maniиre impressionniste”. Cette prodigieuse sйrie de Nymphйas , commencйe en 1916 et achevйe l'annйe mкme de la mort du peintre, est un don а l'Йtat. En 1927, les huit grandes compositions sont installйes а l'Orangerie des Tuileries. Les grands Nymphйas peuvent кtre aujourd'hui regardйs comme l'une des plus йtonnantes reprйsentations picturales du “flux incessant des idйes songeuses, sauvages, non retenues et а vrai dire non pensables” (Francis Ponge). Les travaux de Monet
Claude Monet fut un artiste professionnel : non seulement il n'a jamais eu d'autre source de revenus que la peinture mais il a interprйtй sa vie entiиre en peinture. Elиve au collиge du Havre il vend autour de lui des caricatures de ses professeurs et des notables de la ville. Puis du bonheur de la vie familiale au drame de la mort de sa femme Camille, tout devient sujet. Il semble qu'il lui est impossible d'exprimer autrement ses йmotions que sous la forme d'une oeuvre d'art. Et quel Art !
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